Scarface
Année : 1984
Pays : Etats-unis
Type : Criminalité | Durée : 2h45
Réalisation : Brian de Palma
Article de Samuel Blumenfeld
Le Monde du 09.05.99
Génération « Scarface »
Boudé à sa sortie en 1984 par le public américain blanc, « Scarface », de Brian De Palma, fut plébiscité par les jeunes des ghettos. Le personnage de Tony Montana est devenu l'emblème de toute une culture hip-hop des deux côtés de l'Atlantique. En France, où le film ressort, le destin de ce réfugié cubain, devenu roi de la cocaïne à Miami, est regardé comme un hymne au cosmopolitisme
Lorsque Scarface, de Brian De Palma, lointain remake du classique de Howard Hawks tourné en 1931, sort en 1984 aux Etats-Unis : il est accueilli dans l'hystérie. L'interprétation exubérante d'Al Pacino dans le rôle de Tony Montana, réfugié cubain expulsé par le gouvernement de Fidel Castro qui devient l'un des plus grands barons de la drogue à Miami à la fin des années 70, est vilipendée par la critique. La sauvagerie du film, qui culmine, dans une scène emblématique, par le découpage d'un homme à la tronçonneuse lors d'un deal de cocaïne qui ne se déroule pas comme prévu, donnera à la censure américaine l'occasion de lancer une croisade mémorable.
On ne pardonne pas à Brian De Palma de « dénaturer » un classique hollywoodien, encore moins à son scénariste Oliver Stone de transformer le gangster inspiré d'Al Capone en un clown, auguste vêtu de blanc, le nez poudré de cocaïne, se dandinant en permanence au son d'une musique disco. Le refus de la censure américaine d'entériner les coupes proposées par Brian De Palma, qui désirait obtenir une interdiction aux moins de dix-sept ans, se révélera pour lui une chance inespérée. Le réalisateur se contentera très intelligemment de sortir le film comme il l'entend, frappé du label X synonyme d'interdit, qui contribuera pour beaucoup à sa mythologie. Scarface reste à ce jour le film où est prononcé le plus de fois le mot fuck (environ 160...). Lorsque Scarface est diffusé par la télévision américaine, cette interjection est remplacée par « ananas », marque d'un humour bien involontaire de la part des censeurs.
Le public américain blanc n'est pas allé voir Scarface. Celui des ghettos et des centres urbains lui a en revanche fait un triomphe. Le film de De Palma a frappé l'inconscient des minorités noires et hispaniques comme aucun film avant lui, même pas Le Parrain. Plus que le X de la censure, cette population vit celui du leader noir Malcolm X et une illustration de son fameux « by any means necessary » - « y parvenir par tous les moyens disponibles », slogan qui était, dans Scarface, pris à la lettre par un Tony Montana qui en donnait la version la plus sanglante.
Pour la première fois depuis l'ère des films de blaxploitation dans les années 70, un film hollywoodien s'intéressait à l'univers du ghetto. Scarface offrait aussi de manière très subversive une alternative au mode de vie blanc. Il suffisait, pour goûter au rêve américain, de s'armer d'un M-16, de se lancer dans le commerce de la cocaïne, le seul créneau d'avenir pour un jeune du ghetto, et de reprendre la fameuse devise de Tony Montana, « The world is yours » - « Le monde est à toi ». « C'est le premier film qui parlait d'une population à laquelle on ne s'intéressait pas aux Etats-Unis, explique Ronin Ro, auteur de Have Gun Will Travel, livre-enquête remarquable sur l'ascension et la chute de Suge Knight, patron de Death Row Records, le label de Tupac Shakur et de Snoop Doggy Dogg. Mon frère braquait à l'époque les supermarchés armé d'un M-16. Sur l'écran, enfin, je voyais quelqu'un au cinéma faisant usage de la même arme. Tony Montana était hispanique, comme moi, mais ce n'était plus le Mexicain de
Scarface est devenu aujourd'hui le film le plus emblématique de la culture hip-hop, aux Etats-Unis comme en France. D'autres oeuvres, pour la plupart remarquables, sont devenues par la suite des films cultes à l'intérieur du ghetto : Robocop, de Paul Verhoeven ; King of New York, d'Abel Ferrara ; New Jack City, de Melvin Van Peebles ; Boyz in The Hood, de John Singleton ; Reservoir Dogs, de Quentin Tarantino (dont la fameuse séquence de l'oreille d'un flic découpée par un canif est la copie de la scène de la tronçonneuse dans Scarface) ; Menace II Society, des frères Hughes... Aucun n'a autant frappé l'imaginaire que le film de Brian De Palma. Al Pacino reconnaissait que le rôle de Tony Montana est, plus que Michael Corleone dans Le Parrain, celui qui a le plus marqué le public : « Les gens m'arrêtent dans la rue et me récitent des dialogues entiers du film ! Jamais je n'aurais cru que ce rôle puisse marquer à ce point l'inconscient du public. Avec le recul, c'est peut-être mon film préféré. » Selon Brian De Palma, une telle pérennité était impossible à prévoir : « Les dialogues du film ont énormément contribué à son succès. Désormais, à chaque fois que je croise un acteur, il me fait une imitation de Tony Montana. Bruce Willis fait un Tony Montana très crédible. Tom Cruise en donne une version très intense, alors qu'Alec Baldwin va davantage vers l'intériorisation... »
La cassette vidéo de Scarface reste toujours en tête des meilleures ventes de l'autre côté de l'Atlantique. La fameuse devise de Tony Montana, « The world is yours », que De Palma avait reprise du film de Howard Hawks, est devenue un des mots de passe du mouvement hip-hop, reprise dans plusieurs chansons et clips vidéo. Le rapper new-yorkais Nas l'a reprise en titre de son premier album. Le chanteur de Houston MC a été tellement marqué par le film qu'il s'est rebaptisé Scarface et revêt, comme Tony Montana, un costume blanc et des chemises à fleurs. On trouve dans le premier album des Geto Boys ( « The Geto Boys ») des samples du film dont une des phrases prononcées par Tony Montana : « All I got in this world is my balls and my word » - « Tout ce que j'ai sur cette terre, c'est mes couilles et ma parole ». Le personnage de Tony Montana ne cesse de revenir dans les chansons du Wu-Tang Clan et de Public Enemy.
En écoutant attentivement les chansons de Nas, N. W. A, Ice Cube, Ice-T, Jay-Z, on réalise que le gangsta rap naît davantage de Scarface, décliné comme une chanson de geste, que de la réalité du ghetto dont la dimension documentaire les intéresse assez peu. La fascination pour les gangs, le fétichisme de l'arme à feu, le machisme, le culte des voitures et des fringues sont l'incarnation d'un fantasme essentiellement cinématographique, nourri de Scarface et des films de blaxploitation découverts en vidéo. On n'avait guère insisté, au moment des émeutes de Los Angeles de 1992 qui suivirent le procès des agents qui avaient passé à tabac Rodney King, sur l'inspiration fictionnelle de cette révolte. Tel George Jackson embrassant la métaphore du nègre révolté Stagger Lee, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes obéissaient à la part la plus sombre de leur imaginaire. Ils portaient des casquettes Malcolm X, écoutaient la musique de Chuck D et KRS-One, et vénéraient Tony Montana.
L'un des héritages les plus flagrants du gangster interprété par Al Pacino se retrouve dans Death Row Records, l'un des plus prestigieux labels de rap de la décennie. Dirigé par le très controversé Suge Knight, dont les liens avec les milieux du crime, les gangs de Los Angeles et les trafiquants de drogue ont été depuis mis en évidence, Death Row s'était transformé en une annexe de
En France, « tout le monde en banlieue a la cassette du film à sa disposition. Il y en a même qui regardent Scarface en boucle toute la journée », assure le rapper Oxmo Puccino. Stomy Bugsy reconnaît posséder une cassette audio des dialogues du film dans sa version française (par ailleurs remarquable) et l'écouter quand il prend son bain. Selon le comédien Jamel Debbouze, « Scarface est en banlieue une religion ». Personne mieux qu'Akhenaton, le chanteur du groupe de rap marseillais IAM, n'aura su exprimer l'impact de Scarface sur son existence. Dans Métèque et mat, la chanson-titre de son premier album solo, il dit : « Petit, on me racontait l'histoire de truands, de boss / Qui pouvait saigner trois mecs puis bouffer des pâtes en sauce / Scarface, le film, est sorti, puis il a vrillé l'esprit / De beaucoup de monde et moi y compris. » A la fin de cette chanson, Akhenaton reprend un des dialogues du film. « Dis-moi, d'où tu viens Tony ? », demande un trafiquant de drogue colombien. Ce à quoi Tony / Akhenaton répond : « Qu'est-ce que ça peut te foutre d'où je viens ? »
En France, Scarface a été regardé, et continue d'être regardé, comme un hymne au cosmopolitisme. C'est le seul film qui ait réussi à donner à la chute et à l'ascension d'une petite frappe une dimension mythologique et sociologique à laquelle un segment de la population pouvait s'identifier. « Le Parrain, dit Stomy Bugsy, est un film de chevalier ; Marlon Brando est un roi et Al Pacino est un prince. Le parcours de Tony Montana pouvait vraiment ressembler à celui de mes parents. Si vous faites bien attention, il commence par trouver un travail honnête, servant des hamburgers dans une roulotte. Puis il s'écrie : "J'ai des mains faites pour l'or, et elles sont dans la merde" et choisit le crime. Cela aurait pu être notre parcours. » Contrairement aux Etats-Unis où la fascination pour Tony Montana relève du culte, Scarface aura servi en France de contre-exemple. « La déchéance de Tony Montana commence le jour où il prend de la coke, et j'ai vu trop de mecs partir en couilles comme lui. C'est pour moi une leçon », explique Stomy Bugsy. « La manière de briller et de s'éteindre très vite de Tony ressemble beaucoup au hip-hop, estime Akhenaton. Mais comment peut-on s'identifier à un destin pareil ? »